Voyage au bout de la truie
Thème : Persévérance sur le thème des sketches d’impro auditive (29/11/06)
Une chouette perdue décrit des cercles dans l’azur déserté par les nuages, comme un vautour au-dessus d’un charnier. Mais en dessous, il n’y a rien qu’une bande d’individus très hétéroclites, tous aussi paumés. Une petite fille à couettes vêtue d’une robe rouge à pois blancs et un homme d’âge mûr coincé dans un étroit costard propre et sans un pli tirent à la force des bras un vieux wagon de transport de marchandises sur des rails qui s’enfoncent dans le sable sous le poids de l’engin. Ces rails, ce sont eux qui les mettent en place au fur et à mesure, en allant chercher derrière l’unique voiture les barres de fer à mettre devant, avant de tirer leur fardeau sur quelques mètres, puis de recommencer. Derrière eux, l’éphémère voie de chemins de fer a laissé un sillon entre les dunes, que le vent chargé d’un sable conquérant se charge d’effacer. Ils ont perdu leur route depuis longtemps, et avancent désormais sans but.
« Perfidel…
– …
– Perfidel !
– Quoi ? Quoi, quoi, quoi encore ?? Tu as faim, tu as soif, tu as envie de pipi, tu veux jouer… ? Hein, qu’est-ce qu’il y a qui ne tourne pas rond dans ta petite tête, cette fois ?
– Ben… risqua la petite d’une voix à peine audible. On sait même pas où on va. »
Perfidel affaissa les épaules, ne répondit rien et alla chercher à nouveau un rail en queue de convoi. L’autre reprit :
« On n’a plus de bonbons… Et puis, je suis fatiguée.
– Je sais, Violaine… Moi aussi. »
Perfidel prit Violaine dans ses bras, d’un geste réconfortant probablement destiné à initier une scène un rien larmoyante, laquelle ne put malheureusement pas être menée à bien car ils furent interrompus dans leur touchante démonstration d’affection par une voix importune venant de l’intérieur du wagon :
« Et moi, j’ai mal aux pattes ! »
Excédé, Perfidel ouvrit une porte coulissante sur le flanc de la carcasse rouillée non sans lui arracher une plainte grinçante à fendre l’âme, et jeta à l’intérieur — déjà bien sombre — un regard noir. Il y avait là une table basse dont les pieds branlants supportaient difficilement le poids d’un gros ordinateur obsolète dont l’écran était fendu. La table basse semblait furibonde :
« Mon vieux, c’est toi qui nous a traînés dans cette galère, et tu vas nous en sortir fissa, crois-moi !
– Sinon quoi ? »
L’ordinateur en panne choisit ce moment pour apporter sa contribution d’une voix convaincante :
« J’ai le mal de mer…
– On est dans le désert, Ambroise, comment tu peux avoir le mal de mer ?
– Ben… Je sais pas, Asperge… Mais, tout ce que je sais… c’est que, j’ai le… »
Ambroise ne put finir sa phrase, ou du moins l’acheva sous la forme d’un flot de 1 et de 0 jaillissant de son port disquette pour se répandre sur le sol de tôle.
« Eeeeeet voilà l’travail ! Regardez-moi ça, nan mais regardez, vous verrez pas ça deux fois dans votre vie, une bécane pour sexagénaire souffrant du mal des transports, et il fait ça bien, hein ! Admirez-moi c’te galette binaire ! Du jamais vu ! Une merveille de programmation nauséab… »
La harangue d’Asperge fut soudainement interrompue par un beuglement barbare continu venant du Nord. Les trois individus tendirent l’oreille jusqu’au choc final, quand le nouveau venu se cogna le front contre la tôle du wagon défraîchi dans un gong sonore qui fit office de conclusion au cri de guerre inarticulé.
Perfidel portant Asperge portant Ambroise, suivi de près par Violaine, fit le tour de la grosse boîte à roulettes pour constater que l’inconnu était un être fort trapu, vêtu d’une armure complète et d’un casque masquant mal les tresses dans sa barbe et ses cheveux gras. Lorsque l’inconnu reprit ses esprits, remit les trous de son casque en face de ses yeux et ses yeux en face des trous, il constata qu’il n’était plus seul. Sautant sur ses pieds, se saisissant de son glaive, il se mit en position d’attaque et poussa un « Ha ! » pour le moins agressif. Pendant quelques secondes, personne ne bougea. Echanges de regards acerbes, évaluation de la force et de la rapidité de l’autre… Le vent sifflant dans les oreilles. Ambroise serrant son clapet à disquette pour retenir un nouveau flot de codes à moitié digérés.
« T’as des bonbons ?
– Je me nomme Perfidel, se précipita le grand bonhomme en costard pour établir un contact moins abrupt ; et voici Violaine, Asperge et Ambroise. Nous allons dans le désert pour manger des bonbons et construire des chemins de fer.
– Enchanté, fit le petit bonhomme en armure en remettant son glaive au fourreau sans plus de formalités. Moi c’est Aristide, le dernier des trolls alsaciens. Je cherche mon régiment, mais j’ai peur qu’il ne se soit fait écraser par les elfes sylvestres durant la bataille d’Austerlitz. C’est pourquoi je me présente toujours, dans le doute, mais espérant me tromper, comme le dernier des trolls alsaciens. Vous auriez pas une bonne bouteille de schnaps dans votre carriole ? Du Gewurtz, peut-être ?
– Faut voir. T’as des bonbons ?
– Euh… Vous acceptez les règlements en Pimousse ?
– Gewurtzraminer, c’est bien ça ? »
Violaine s’engouffra dans le ventre du wagon et en revint avec sous le bras une lourde caisse en bois. Comme par magie, l’ambiance se détendit aussitôt : le crépuscule allongeant déjà les ombres des dunes alentour, ils décidèrent de faire escale sur place, et montèrent le camp autour d’un bon feu sorti d’on ne sait où. La soirée se poursuivit jusque fort tard dans la nuit autour de Gewurtz descendu à la louche, de Pimousse enfilés à la chaîne, de chansons paillardes entonnées avec conviction… Mais bientôt, l’énergie quitta les fêtards, et ils s’endormirent quiètement, apaisés, savourant la chaleur du feu contre le froid mordant des nuits désertiques. Le ton des conversations se fit plus bas, plus doux… Les réponses s’espacèrent, puis le silence se fit.
Un silence de bien courte durée, qui fut bientôt interrompue par une petite voix plaintive et tremblotante :
« Aidez-moi ! »
Perfidel, qui ne dormait pas encore, tendit l’oreille :
« Hein ?
– Aidez-moi, j’ai froid ! J’en peux puuuuuu !
– Enfer et damnation, grogna Aristide en se redressant subitement ; quel est ce sortilège ? »
Le troll se saisit de son glaive et scruta la nuit alentour, tentant de repérer d’où venait la petite voix.
« Je suis là ! Là-dedans ! Sortez-moi de là je vous en priiiiiie ! »
Cela venait d’Ambroise, qui ronflait doucement sur Asperge.
« Ambroise, que t’arrive-t-il ? s’inquiéta Perfidel.
– Hein ? Hum, hum quoi ? fit l’intéressé en émergeant de son lourd sommeil qu’il partageait avec Asperge.
– C’est quoi ce raffut ?! Z’en avez pas marre de troubler le sommeil des honnêtes gens ? Le sommeil, c’est sacré à mon âge ! Asperge tenta de se retourner et de se cacher la tête sous l’oreiller, avant de se rappeler qu’elle était une table basse perdue dans le désert. Elle se résigna à se pencher sur le problème des trublions, et ouvrit un œil fictif : qu’est-ce qui se passe, à la fin ?
– Il semblerait que votre camarade soit un rien frileux, et tienne à nous en faire profiter ! expliqua Aristide d’un ton exprimant tout le bien qu’il pensait du susdit camarade et des ses exactions nocturnes.
– Mais, mais j’ai rien fait moi ! se plaignit timidement Ambroise.
– Boulets ! C’est moi, qui vous parle ! Je suis dans l’ordinateur ! Je suis un trèfle, et j’ai eu le malheur de trouver votre copain alors que je n’étais qu’une graine portée par les vents. Je me suis dit qu’il ferait bon chaud entre les fils d’un ordinateur, mais il semble que celui-là soit un rien souffreteux, sa température interne est bien loin en dessous de la normale, et moi j’ai frooooooiiiid ! Sortez-moi de là et plantez-moi quelque part au soleil, je vous en prie !
– Hep, le trèfle ! apostropha Aristide en direction d’Ambroise. T’as combien de feuilles ?
– Quatre ! Quatre seulement, malheureusement… Si j’étais plus fourni, ça pourrait au moins me tenir chaud, comme une moumoute… A ce propos, vous connaissez des marguerites (personnellement, je veux dire) ? Ca doit être confortable, comme position au niveau thermique…
– Monsieur le trèfle, l’interrompit Perfidel, avez-vous un nom ?
– Pour sûr : Auguste, pour vous servir. Vous allez me tirer de cette chambre froide, maintenant oui ?
– Ca se marchande, moi j’dis : t’as des bonbons ? »
Perfidel et Aristide conjuguèrent leur force et leur adresse pour trouver un rouleau de scotch, en couper un morceau, l’emmêler, en couper un second puis bâillonner Violaine, qu’ils reléguèrent à l’écart du groupe, sous perfusion de Pimousse pour qu’elle reste relativement calme. Aristide revint se caller face à Ambroise (ce dernier n’avait pas décroché un mot depuis ce temps, ne sachant que dire même s’il était plutôt concerné par un trèfle clandestin s’introduisant dans ses entrailles dans l’espoir d’y répandre sa verdure), les bras croisés, et posa ses conditions :
– Trèfle, j’accepte de désosser ta froide prison…
– Euh… C’est obligé ? risqua Ambroise.
– …t’en sortir, et te fournir la terre, l’eau et le soleil, si pour ta part tu acceptes de devenir mon compagnon de route, pour me donner un peu de ta chance et me permettre de retrouver mon régiment, s’il existe encore.
– Ca marche ! Topons-là mon p’tit ! Euh… pour ça il faudra que tu commences par me sortir de cette grosse boîte.
– Disqueuse ? Scie ? Hache ? Grenade ?
– Euh, euh… Moi, moi je dis que c’est p’t-être pas une bonne idée… Enfin, moi je dis ça… J’dis rien… »
Le débat sur la meilleure façon de mettre fin aux jours d’Ambroise pour en tirer Auguste fut interrompu par une exclamation de Violaine, toujours bâillonnée :
« Hmpff eukch brrn neusskrm !
– Les tranquillisants ne font pas effet, constata Perfidel d’un ton docte. Augmentons la dose.
– Regardez, là-haut dans le ciel ! intima Ambroise après avoir tourné sa webcam vers la voûte céleste émaillée de milliers d’étoiles, ayant peut-être compris les baragouinements de Violaine. Qu’est-ce que c’est ? »
Chacun y alla de sa suggstion :
« Une soucoupe volante ?
– Un oiseau ?
– Un avion ?
– Un train aérien ?
– Un ange ?
– Une knack fugueuse ?
– Un grand et beau bureau en bois exotique tombé d’une station spatiale ?
– Rheu chneuff meu gnek ?
– Une chouette portant entre ses griffes une femme à plume enceinte ? »
Tous se tournèrent vers l’unité centrale d’Ambroise, incrédules.
« Ben quoi ? s’étonna Auguste. Ça se sent, ces choses-là… »
Effectivement, quelques secondes plus tard on put entendre une voix venant de la forme mal identifiable au-dessus d’eux :
« Non… Non, plus à droite… Avance. A droite, je te dis, tu vas finir par leur rentrer dedans ! »
Enfin, la « forme » se posa juste devant eux, et ils purent voir qu’il s’agissait effectivement d’une femme de grande taille, vêtue d’un habit traditionnel amérindien constitué de longues plumes de toutes les couleurs arrangées en motifs complexes. La taille de son ventre ne laissait pas de doute sur le fait qu’elle était en fin de grossesse ; il n’était d’ailleurs pas très prudent de voyager par voie aérienne dans ce genre de moments… C’était une chouette qui avait amené la femme jusque là. Une chouette qui portait la femme entre ses griffes, au niveau des aisselles. Ayant déposé son fardeau, l’oiseau épuisé alla se percher sur l’écran d’Ambroise pour récupérer.
« Eh bien… Quel voyage, mes amis quel voyage ! »
Chose particulièrement étonnante, sa voix, en plus d’être celle d’un vieillard à l’article de la mort, venait non pas de sa bouche mais de son ventre. De même, ses lèvres restaient closes et son regard était vide de toute expression.
« Bon… Je crois que tout le monde est là. Tu peux sortir, Dipsy. »
Un marmonnement parvint de sous la robe de plume de l’étrange femme, qui lui répondit de la même voix chevrotante :
« Ah… C’est vrai, tu ne peux pas sortir tout seul (la voix rit faiblement, comme si cette pauvre démonstration de joie lui arrachait un effort considérable) Attends un instant… Il faut que je parvienne à bouger ce bras… Je devrais m’entraîner plus souvent. »
Dans un mouvement raide et très mécanique, la femme leva son bras gauche, le glissa dans un interstice de la robe, et en tira une petite trousse jaune ouverte, où se trouvait un petit papier plié en quatre. Elle tendit la trousse sous les regards des voyageurs, et dit :
« Je me nomme Sagesse Ancienne. Je suis un fœtus, le rejeton que cette femme dans laquelle je vis n’a jamais pu mettre au monde. Loin d’être prête à couper le cordon ombilical, elle s’affolait à la simple idée d’être séparée de moi, de se séparer de ce qu’elle considérait comme une partie intégrante de son corps. Elle a refusé l’accouchement et m’a gardé en elle. Elle a vieilli en me gardant en elle, mon père biologique l’a quittée et il est mort, puis elle-même est morte. Son âme a quitté son corps, et j’en suis désormais le seul résident. Je maintiens en vie, par la seule force de ma pensée, une chair qui aurait du depuis longtemps dépérir : voilà soixante-dix-huit ans que je fus conçu, et trente-deux que ma mère est morte. Considéré comme un monstre par mes semblables, je suis contraint de vivre au large de toute société policée. Au cours de mes voyages sans but, j’ai rencontré un petit être fort intrigant nommé Dipsy…
– Dipsy c’est moi, fit le petit bout de papier dans la trousse d’une voix légèrement couinante. J’suis un bout d’papier…
– Dipsy est le dernier bout de papier resté au fond de la trousse après que nous ayons tous tiré les nôtres, qui ont définit ce que nous sommes aujourd’hui. Mais je vais le laisser vous expliquer de quoi il retourne, il saura mieux y faire que moi.
– En fait, commença Dipsy, il y a eu une fausse donne lors de la pioche des bouts de papier. Les choses n’auraient pas dû se dérouler ainsi : il faut tout reprendre à zéro, remettre nos petits bouts de papier dans la trousse et recommencer le jeu. Cette fois-ci, il faudra faire en sorte que ça ne tombe pas dans le grand n’importe quoi comme ce qui vient de se faire. Pour la publicité de cet atelier, il faut qu’on ait l’air de gens sérieux, pas d’ivrognes assoiffés de Pimousse et de chemins de fer. »
Des regards coupables s’échangèrent dans l’assistance.
« Heuff ergneu gmn’d !
– Maintenant, reprit Sagesse Ancienne, nous allons tous remettre nos petits papiers dans la trousse avec Dipsy, et reprendre le jeu depuis le début. Vous êtes prêts… ? »
Quelques seconde plus tard, les dunes, le wagon, le ciel étoilé du désert et les neuf personnages avaient disparu, laissant la place à une salle de classe à l’étage d’un vieux bâtiment maussade. Dans un coin de la pièce, un cercle de quelques étudiants semblant un peu perdus est attroupé autour d’un dictaphone qui tourne dans le vide. Echange de regards. Puis ils éclatèrent de rire.
Emilien
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5 commentaires:
J'adore la façon d'écrire de ce M. Emilien ! Il sait mettre du rythme dans ses textes ! On ne s'ennuit pas ! J'arrive pas a faire ce que tu fais, chez moi tout est mort, tout est stagnant, tout est lent, mou... Bravo Emilien !
Oui moi aussi, franchement, c'est trop bon !
Queneau a du soucis à se faire, la relève est (enfin!) proche.
que d'humour et quelle fin extra et inattendue... on est pris dès les premières lignes et on décroche pas jusqu'à la fin. Continue dans cette voie... Mes respects.
:'-) Merci, merci Public !! Ca fait plaisir, vraiment ! Justement, j'avais un gros doute sur la fin ^^ Seb, j'adore Queneau, la comparaison me touche beaucoup :)
Et mat, t'es Blürgbh, ou quoi ?? Tes textes, morts, stagnants et mous ??? Ya de la ballavraise dans l'air... :S
! et on va voir marylin qui s'est caché au toilette mais promis on fait pas l'amour avec :-D on rdet juste partie vidangte'r
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