samedi 30 décembre 2006

de guerre lasse


sources image : http://fr.wikipedia.org/wiki/1916


Réveillon de guerre


24 décembre 1917

Je te reprends, journal, comme hier, avec le même désir : plume, encre, emportez-moi loin d’ici !

L’assaut de ce matin a tourné à la boucherie. Les cris des blessés, à peine morts, jonchés et parsemés comme des plants de tomates allongés, se mêlaient aux croches des balles, aux silences suivants l’éclat de l’obus. Les mottes de terre s’élevaient, comme soulevées par une force intérieure infernale, tourbillonnaient un instant, parfois s’évadaient par delà une clôture éventrée, et retombaient, toujours vaincues. Ma mitraillette faisait trembler mon bras, mon buste, mes dents, comme lors d’un froid subi et sans cesse, aussitôt, le transmettait dans le cœur d’un ennemi. Inconnu et ennemi, quelle bizarrerie ! Je pourrais, j’aurais pu, être son ami. Mort, il demeure aussi mystérieux et informe que vivant : avec pour seul point commun ce regard, identique au mien, plein de peur et d’incompréhension. Tirer, sans même viser, tirer, tirer et tuer. Les blessés, il aurait fallu les faire prisonniers et les nourrir. Tuer. Après la première salve de l’assaut, je me suis caché dans un trou. Je devais couvrir avec d’autres – Lucien et Louis en tête de chaque unité – ceux qui devaient par les ailes prendre en contre la citadelle ennemie. Nous la prendrions ; ils la reprendraient tôt ou tard, mais… il fallait. Pour l’instant, je suis assis dans la boue, les battements de mon cœur orchestrés par une baguette en fureur, les tempes et le front luisants.

Ma mitraillette est plaquée contre ma poitrine ; je la sens prête à me brûler la chaire et à me fondre un à un les nerfs. Je tourne le dos à la citadelle ennemie, mes côtes semblent s’enfoncer et se perdre dans cet amas boueux et animal où un obus vint faire son lit mortuaire. Je m’imagine, là, ce soir, vivant, blême. Les cheveux poisseux, la gorge sèche et les yeux et les poumons vides, je m’imagine échappé de l’Enfer et devant y retourner. Quel répit avons-nous, nous autres martyrs modernes ? Entre deux tranchées, le soleil se refuse à nous. Notre étoile, c’est le caillou noir et immense, resté bloqué au milieu d’une paroi humide. Je dois me relever, je dois me retourner et tirer, tirer…

Je n’entends plus les voix : Y en a-t-il seulement ?

Plus mort que vif, plus ombre que chaire, plus soldat qu’homme, je me dresse vivement, pointe mon canon, ferme les yeux un instant et tire, tire…

  • Cessez le feu !


Je cesse le feu. Oui, ce n’était pas qu’une impression, qu’un mirage désiré. Les deux seuls soldats à l’intérieur s’étaient rapidement rendus et, lorsque j’avais tiré, levaient haut les mains. Aussitôt, celui que mes balles avaient refusé de déchirer, plonge à terre, en rage, et je l’imagine prendre la tête ensanglantée de son ami dans ses mains poisseuses et le supplier de revenir. Lui dire que demain, ils déserteront et quitteront cette anti-chambre des cauchemars, qu’ils élèveront ces chèvres dont ils avaient parlées, et… mais non, c’est la mort qui t’attend, bras ouverts et souriante. Le cri qui suivit me tira de ma rêverie. On me retira mon arme de peur, certainement, que je ne la retournasse contre moi. Tuer alors que, pour une fois, on ne me le demandait même pas, ou si peu. J’étais passé, en une seconde, de soldat à meurtrier. Mais quelle différence ? Ne sommes-nous pas tous, ici, sur ces chemins ouverts sur les entrailles noires de la terre, des tueurs condamnés à tuer ? Donnez mon arme à mon président, qu’il tue le président ennemi, ou qu’il se fasse tuer, et laissez-moi serrer la main à mon ennemi. Tiens, ce soir, c’est le Réveillon, demain Noël. Je pars.

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25 décembre 1917

Ma chère Adèle,

Joyeux Noël, c’est le plus important. Au Diable la guerre et les généraux et Joyeux Noël ! Si tout va bien, je serai auprès de toi et d’Henriette (je t’aime, mon enfant, ne l’oublie jamais) pour le mois de Mars. Les rumeurs disent que la guerre est bientôt finie. Aux nouvelles, il y a du changement et, sur le front, nous en avons tous assez. Ma pauvre Adèle… Hier soir, nous avons assisté à une scène incroyable, après celle désolante de hier matin. La guerre est déclarée par des fous et nous rend fous, tous autant que nous sommes. Pauvre pays… Tu te souviens certainement de ce petit bleu, qui vient d’être incorporé. Je t’avais dit qu’il avait été arraché à son université, mobilisé sur tirage au sort pour venir se battre. Depuis, j’ai appris qu’il était poète. Pas un grand, mais poète tout de même. Au bouillon, il nous a récités quelques poèmes qu’il avait écrits. Il nous parlait de mers, de rêves, de femmes jamais atteintes… Nous rêvions, nous les vieux, avec lui, partagés entre le recul amusé et la joie d’être tout de même transportés… loin d’ici. Les tranchées disparaissaient et nous imaginions, à leur place, les rivières qu’il nous décrivait se plongeant dans ces océans verdoyants et caressant ces îles dont il était l’unique découvreur. Les balles devenaient des colombes souriantes et les obus de lourdes semelles que nous aurions tous à enfiler pour nous évader.


Hier matin, nous devions gagner un point stratégique et, sur notre passage, deux soldats, de corvée de garde sans doute, se cachaient derrière une motte, tout autant pacifiques que nous tous. Ils levaient les mains et nous nous apprêtions à les faire prisonniers sans problème. Seulement, le poète, Dieu seul sait pourquoi, a fait feu, un feu nourri jusqu’à ce que nous lui ordonnions d’arrêter, et tua l’un des deux soldats. L’autre s’agenouilla et dans sa langue dut le porter loin de nous. Il se releva et nous insulta avec une haine indicible. Nous avions, depuis longtemps déjà, battu en retraite – notre mission avait échoué – et nous avons dû l’abattre de peur qu’il ne nous tue tous. Le poète, lui, blême, n’a rien dit jusqu’au soir. Il n’a rien voulu manger et le soir, il a quitté sa table de fortune en nous disant simplement qu’il partait et il s’est dirigé, l’échine courbée, vers le champ de bataille où il se fit immédiatement coupé en deux par une rafale ennemie. Nous aurions pu envisager, comme l’année dernière, un cessez-le-feu pour cette date, mais ce geste insensé nous en empêcha. Nous luttâmes une bonne partie de la nuit. Noël ne fut qu’une nuit comme les autres : entre le sang et les cris.

Mais n’oublie pas, ma chère petite femme, d’embrasser Henriette et de lui dire que son papa pense à elle et qu’il va très bien, dans son hôpital où il est docteur. Que jamais ces lignes ne lui parviennent, surtout.

Ton mari qui t’aime.

Séb.

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