Révélations
Il s’était longtemps contemplé devant la glace. Rasé de près, impeccablement cravaté, chaussé brillamment, portant un pantalon de bonne coupe et tout sourire, il était prêt pour la grande épreuve. Sa future fiancée l’attendrait devant la porte d’entrée, lui ferait part de l’ambiance et le préparerait à toute contrainte imprévue.
Il s’installa dans le bus en prenant bien garde aux autres passagers ; un pli et toute sa préparation serait fichue ! Il en descendit avec, dans la poitrine, cette boule qui n’avait cessé de croître depuis deux semaines et l’invitation. Cela faisait deux ans qu’il attendait de les rencontrer et le grand soir était enfin venu. Elle lui avait tellement parlé de ce père brillant avocat et de cette mère pieuse enseignante qu’il avait l’impression de les connaître. Peut-être cette boule était-elle dû à cette connaissance. Non, c’est idiot, la crainte est naturelle ; ce sont des personnes charmantes qui ont donné la vie à la femme que j’aime.
Comme prévu, Emmanuelle l’attendait sur le pas de la porte, dans sa robe de taffetas et de soie grise qu’elle ne présentait que pour les grandes occasions. Elle s’était finement maquillée et elle lui parut plus belle que jamais. Elle déposa un baiser timide sur le coin droit de sa bouche et lui glissa à l’oreille : « Tout va bien se passer. Ils sont très contents de te rencontrer. »
Elle le fit entrer, lui prit son manteau qu’elle suspendit au porte-manteaux dans le vestibule et ils gagnèrent le living-room où la table, ovale, avait été mise avec soin et raffinement. Quatre couverts avaient été dressés. Les entrées étaient déjà en place, dans leurs soupières ou leurs plats en argent. Sur la table basse, un peu plus loin, trônait un cendrier en cristal. Le jeune homme se détendit en pensant qu’il pourrait fumer à la fin du dîner. Sous la massive table en chêne, était disposé un tapis sans doute persan et restituant ce qui lui parut être une bataille médiévale, peut-être le rappel d’une croisade. Il s’étonna qu’il n’y eût pas de télévision. Les seules images en couleurs représentaient, sur un tableau imposant, Marie tenant l’enfant Jésus dans ses bras, sous les yeux bienveillants de Joseph et des Rois Mages. Enfin, toute l’argenterie et les photos de famille trônaient fièrement dans le living, à sa gauche. Au milieu, Emmanuelle souriait au jour du soutien de sa thèse universitaire. C’est à ses côtés, sur cette photo distante de quelques mètres, qu’il les vit pour la première fois : lui, serein, visage ouvert et yeux fermés au moment du cliché, un brin autoritaire avec sa moustache magnifiquement taillée et bombant le torse comme tout homo sapiens savourant la victoire des siens ; elle, fluette, les yeux bleus pétillants de fierté, petite bouche rosie, un petit carré qui mettait plus en valeur son regard que le brun sans beauté particulière de ses cheveux. Il allait ouvrir la bouche pour dire, prosaïquement, qu’ils avaient l’air charmants, lorsqu’ils arrivèrent dans son dos. Il ne s’était pas aperçu qu’Emmanuelle les avait rejoints dans la cuisine et accompagnés au salon. Il se retourna vivement en attendant la voix de ténor de Monsieur le Père et tendit maladroitement la main.
« Enchanté de faire enfin votre connaissance, Monsieur, dit-il en cachant de son mieux sa détresse profonde. Et vous aussi, Madame, se rattrapa-t-il lorsque la petite femme passa le seuil dans la foulée et l’ombre de son mari. »
Moi aussi, jeune homme. Mais installons-nous, je meurs de faim.
Il entraîna tout le monde dans son sillage. Il avait serré la main de ce grand gaillard timide, de ce rustre qui ne s’habille même pas en Calvin Klein, avec une forme profonde de désintérêt, de celui que l’on réserve à un rendez-vous mineur précédent un entretien capital.
Ils s’assirent. La maman souriait benoîtement et Emmanuelle respirait lourdement, comme le prouvait sa poitrine qui se soulevait et s’abaissait à la manière d’un océan déchaîné. Le père prit la parole :
Ainsi donc, vous avez fait vos études avec ma fille ? Vous êtes le premier ami qu’elle laisse pénétrer ici. Vous devez sans doute avoir de grandes qualités, mon garçon. Pardonnez-moi, mais j’ai oublié votre prénom.
Papa !
Ton père a le droit de commettre des oublis, ma chérie.
Alexandre, je m’appelle Alexandre, Monsieur.
Très bien, Alexandre. Vous envisagez quel avenir professionnel ? (Alexandre avait une réponse toute prête)
Je vais créer, dans les mois à venir, mon étude notariale, Monsieur.
Très bien, très bien. Et vous avez une femme ? Enfin, je veux dire, vous fréquentez quelqu’un ? Car vous savez que nous devons tous trouver notre Eve.
Emmanuelle enfonça son menton entre ses omoplates et devint progressivement rouge. Sa mère écoutait sans bouger. Alexandre, lui, avait reçu un violent coup. Ainsi donc, ils ne savaient pas pour eux. A quoi rimait cette invitation ? Il se contint de son mieux, ferma un instant les yeux et répondit en souriant.
C’est à dire non, Monsieur, plus vraiment. Jusqu’à récemment, je pensais pouvoir partager ma vie avec quelqu’un, mais je me suis trompé visiblement.
Il ne faut pas dire ça, mon enfant, dit Madame la Mère. Tout n’est peut-être pas perdu. Savez-vous ce que dit notre Seigneur ? « Pardonne nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Cette parole s’applique aussi pour cette jeune femme : elle s’apercevra tôt ou tard de l’homme charmant que vous êtes.
Ces références religieuses commençaient sincèrement à l’énerver. Peu à peu, il comprenait certaines réactions rencontrées pendant deux ans chez cette femme qui, désormais, semblait incapable de prononcer le moindre son, repliée dans un mutisme exacerbé.
Bien, dit le pater familias, avant de passer à table, vous voudrez bien, Alexandre, bénir ce repas que Notre Seigneur nous offre ce soir. D’ordinaire, c’est moi qui m’en charge, mais la coutume veut que ce soit l’invité, les soirs de fête, qui le fasse. Allez-y, nous vous écoutons.
Je crains, répondit le jeune homme en souriant nerveusement, que cela soit impossible. Je refuse de remercier un Dieu auquel je ne crois pas.
Le visage du père perdit son sourire et la mère ne put réprimer un « Oh ! » horrifié. Emmanuelle ferma les yeux. Elle devait masquer ses larmes.
Et pourquoi donc ? demanda l’avocat dans un élan apoplectique
Parce que, Monsieur, je ne pense pas qu’avant de manger, nous devions remercier le Seigneur de nous donner à manger tous les jours, tous les soirs, dans une visée égoïste, alors que la faim touche près d’un habitant du monde sur deux. Nous ne devrions pas le remercier, mais bien le blâmer d’une telle injustice. Demandez-lui plutôt ce que le Cambodgien, le Somalien ou même l’homme au coin de votre rue à qui, en descendant du bus, j’ai donné une pièce, et à qui vous auriez peut-être donné un cendrier en cristal, aura à manger ce soir.
Il avait répondu avec sincérité et facilité. La boule avait disparu. Il se leva de table, alors que les autres convives restaient bouche bée, sans oser se regarder, et à l’instant où il enfilait son manteau et son applomb, il ajouta :
Ah, j’allais oublier, il va de soi que j’ai défloré votre fille avant le mariage qui n’aura plus lieu.
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