mardi 15 mai 2007

éloge funèbre

Gustave Courbet, L’enterrement à Ornans.

Source image : http://webpublic.ac-dijon.fr/pedago/histgeo/Former/Stages/Art/Peinture%20histoire.htm


- Il était l'ami de tout le monde.

Au micro de la petite église, tels furent les premiers mots du jeune homme en costume. Ses yeux rougis, semble-t-il depuis plusieurs jours, venaient confirmer ses dires. Oui, le corps allongé, là à quelques mètres de lui, était aimé de tous. Toujours souriant, affable, dynamique, prêt à rendre service, sans cesse à l'écoute des problèmes des autres.
Pourquoi ?
La question semblait flotter dans les airs, slalomer entre les néons, et se heurter, implacable, aux colonnes de l'église. Les lettres, tombées à terre, se reformaient aussitôt, au milieu de la poussière, et revenaient inlassablement hanter les esprits.
Pourquoi ?

- Nous le regretterons tous, ajouta le porte-parole. Son humour, sa sagesse, ses conseils avisés, nous tous qui sommes ici pourrions en parler pendant des heures. Pour ma part, je me souviens...
Mais personne, à cette seconde, n'écoutait. Entre chaque oreille, jaillit, comme un palimpseste, une anecdote personnelle. Là un conseil en relations humaines, là un verre offert, là un sourire avenant qui réchauffe le coeur...

L'éloge funèbre allait prendre fin, après un dernier regard attendri de l'orateur en direction du cercueil, quand, du fond de l'église :
- C'est bien beau, tout ça, dit à haute et intelligible voix un homme âgé.
Tous se tournèrent vers celui dont des mèches et un chapeau masquaient le regard.
- Mais qui s'intéressait réellement à lui ? Que saviez-vous, vous tous, de ses passions, de ses joies, de ses peines, de ses espoirs ou de ses regrets ?
Un vague murmure d'indignation s'éleva assez vite, mais l'envie d'écouter la suite prit le dessus, comme si cet homme disait tout haut ce que chacun pensait tout bas.
- C'est vrai que je ne le connaissais pas, dit à voix basse une jolie jeune femme à son voisin qui la tenait par la main.
- Pensez-vous que l'on se tire une balle dans la citrouille quand la réalité correspond aux apparences ? Non, hein ?
Des hommes, dans les premiers rangs, voulurent se lever, sans doute pour chasser l'empêcheur d'enterrer en rond, quand le curé intervint :
- Vous avez parfaitement raison, mon fils, dit-il. Je connaissais bien ce jeune homme. Il m'a dit, peu avant son départ : "Vous savez, mon père, parfois, je me demande comment le Messie a pu supporter d'être aimé de tous et d'aucun en particulier."

Le vieil homme sembla sourire. Il opina du chef, en guise de salut, et quitta l'édifice.
Quelques pleurs jaillirent. Sa proche famille regarda ses pieds. Ce garçon, qui gagnait bien sa vie et était très entouré, vivait seul, n'avait plus ni père ni mère, et avait décidé d'en finir, comme ça.
En quittant l'église, on n'échangea pas sur les bienfaits qu'il avait apportés aux uns et aux autres. Non, on chercha simplement, enfin, à faire sa connaissance.
Et ce fut le silence dans les rangs.

Séb, 15 mai 2006

1 commentaire:

Matthieu Fernandez a dit…

Très intéressant comme écrit.