Ainsi donc, le créateur créerait, l’écrivain écrirait, le peintre peindrait, l’artiste artistrerait – et non s’attristerait – par peur de la mort.
Pensée commune. Réductrice. Facile. Entendue partout, répétée jusqu’à satiété.
Si l’on y réfléchit, il y a de quoi rire. Et bien.
Pour commencer, avoir peur de mourir, en soit, est idiot. Car, quoi !, ça doit arriver ! Et puis, si Dieu et l'au-delà,et tout et tout, ça existe, cool ; et s'il n'y a rien, cool aussi. Moi, m'en fous. En revanche, avoir peur de ne pas avoir d’avenir – car on peut ou pas en avoir – avoir peur d’être seul, avoir peur d’être ruiné, avoir peur que notre femme foute le camp (conséquence de la peur précédente ?), d'accord. Tout cela est possible, voire probable, et l’on peut le craindre à juste titre. Mais la mort ? Que je meure demain ou dans cinquante ans, que je me suicide ou que je me fasse tué, que je meure célébré ou anonyme, quel intérêt de le craindre ? Dans tous les cas, ça arrivera. En attendant, vivons. Et c’est bien là tout le drame. Subir un choix que je n’ai pas fait, pour lequel on ne m’a pas demandé mon avis – c’est vrai, j’aurais pu rester une possibilité, un doux projet dans deux corps distincts, mais non – suivre une direction, dans quelque espoir de réussite, cela constitue, oui !, une crainte terrible ! Mais se le dire, en avoir conscience, fait encore plus peur que la mort elle-même.
Ensuite, puisque la mort est utile, indispensable, à quoi bon en avoir peur ? Elle régule les départs, comme dans n’importe quelle entreprise. Réfléchissons par l’absurde et allons au bout de la logique de ceux qui cryogénisent à prix d’or leurs chers défunts dans l’espoir de quelque retour. Admettons qu’on ne meure plus, que la Fontaine de Jouvence coule à flots. La Terre deviendrait un immense chantier où des vieillards sans rêves n’auraient même plus besoin, ni envie, d’engendrer. L’on pratiquerait une vasectomie planétaire ; les trompes seraient ligaturées à la chaîne. L’urgence de coloniser l’espace, afin de ne plus se marcher dessus, serait chaque jour plus violente.
Et si la mort n’avait jamais existé, nous en serions encore à tailler le silex, dans nos huttes. Aucun esprit novateur ne serait venu balayer les techniques des anciens, dépoussiérer leurs croyances. Chaque génération modifie les précédentes, en bien ou en mal. Tout aurait été éternellement répété, sans imagination, sans la révolte qui commande à l’évolution humaine.
Avoir peur de la mort revient donc à refuser le progrès de l’espèce. Avoir peur de la mort revient donc à refuser d’imaginer un autre monde possible, différent. Meilleur, qui sait.
Penser ensuite que l’on crée par peur de la mort est une aberration. L’idée commune se nourrit du concept pratique de postérité, d’immortalité. C’est absurde. Certes, on peut l’espérer, mais, au final, le choix appartiendra à d’autres. Combien de génies se sont vus ainsi floués au profit de pâles imitateurs ou de précurseurs hasardeux ? L’Histoire a casé dans telle ou telle tendance, tel ou tel mouvement, quelque petit qui, par le jeu des dates ou des parrainages, a assombri le grand, depuis longtemps oublié. Qui peut dire, par exemple, que dans cinquante ans nos paires seront encore Baudelaire, Sartre, Picasso ? Peut-être, voire sans doute, auront-ils rejoint les sépulcres des illustres oubliés redevenus anonymes. N’écrit pas la Bible qui veut. Travail collectif, d’ailleurs. Homère, ce grand homme, a-t-il seulement existé ? Et quelle était sa vie ? Si l’on doit se faire oublié au profit de l’œuvre, finalement, soyons logiques, à quoi bon créer ? Car l’œuvre n’est que le pardessus des exhibitionnistes.
Non, créer n’a rien à voir avec la peur de mourir. Au contraire, elle est le cri même de la vie. Condamnés à vivre, nous sommes tous des Munch. Le commun des mortels crie en procréant. L’artiste, le chercheur, ne peuvent se contenter de ce bruit orgasmique. Ils hurlent leur néant dans le néant. S’ils peuvent encore créer dans la mort, ils ne s’en privent pas. L’éternité est peuplée de cris solitaires car seul l’esprit, enfin, y est toléré.
Ecrit, crée, produit, invente, imagine, propose, qui a besoin d’une alternative viable à ce monde-ci, imparfait, rugueux, débile ; qui aspire simplement à s’en évader et, peut-être, à prendre dans ses valises quelque âme perdue. Sorte de voie de contournement, d’itinéraire bis, que façonnent les frustrations, les regrets qui chaque jour grandissent, et qu’empruntent ceux qui n’ont pas le courage de mettre les mains dans le béton. Un créateur est avant tout un thérapeute, pour lui-même et les autres. Comme un psychanalyste, il est censé avoir enterré ses propres fantômes avant de s’attaquer à ceux des autres ; en vérité, il les retrouve à chaque page et espère s’en délester en les jetant dans ces yeux nombreux et anonymes. Au point final de son œuvre, avant même que d’autres ne l’ai découverte, il ressent durant une infime seconde l’extase sexuelle, la libération, le départ espéré éternel de ces foutus fantômes. Son malheureux nectar lui échappe donc par l’imagination, il rêve qu’il transmet son fardeau, mais la vie, toujours la vie ! le lui renvoie à la première bourrasque. Et il retourne à ses fourneaux, las, toujours plus las. La mort lui apparaît donc comme la seule libération viable et ces petites morts, finalement, ne constituent que la cellule dans laquelle il se réfugie lorsque la vie, pire que la mort, le traque, l’assombrit.
La mort ne fait pas peur. Elle n’est que le point d’arrivée où, enfin, l’on espère ne plus avoir à crier, où l’on espère redevenir cette poussière que l’on n’a jamais demandé à ne plus être ; et créer, inventer, le seul refuge possible, en attendant.
Séb.
1er février 2007
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